13

 

 

De retour à Prague, héros national, Émile est reçu en triomphe. Félicitations officielles au stade de l’Armée, défilé en voiture devant une foule immense agglutinée dans les avenues, promotion du grade de capitaine à celui de commandant, intervention du gouvernement auprès du président Gottwald pour qu’Émile soit décoré de l’Ordre de la République. Et, dans les mois qui suivent, on l’exhibe d’usine en usine à travers tout le pays pour qu’on voie qu’il est vrai, qu’il existe vraiment, qu’on ne l’a pas inventé ou plutôt si, que le communisme en marche l’a inventé.

Il n’a pas inventé que cela : cependant s’ouvrent à Prague, plus spectaculaires que jamais, de nouveaux procès contre quatorze dirigeants qui étaient six mois plus tôt, dans les plus hautes sphères de l’État, de consciencieux et respectés secrétaires généraux du Parti, ministres, vice-ministres ou chefs de section. Les conseillers soviétiques ont jugé bon que ces quatorze, parmi lesquels on se plaît à préciser que figurent onze juifs, soient enfin et soudain démasqués comme conspirateurs, traîtres, espions trotskystes-titistes-sionistes, nationalistes bourgeois, valets de l’impérialisme, ennemis du peuple tchécoslovaque, du régime de démocratie populaire et du socialisme. On les travaille au corps sans ménagement jusqu’à ce qu’ils veuillent bien admettre, préciser puis revendiquer leurs crimes, supplier même qu’on les punisse pour que cessent les tortures : dès lors on en pend la plupart, emprisonne à vie le peu qui reste et transfère quelques privilégiés dans les mines d’uranium. Comme quoi, vous explique-t-on volontiers, le communisme en marche fait décidément la preuve de sa supériorité : non seulement il produit les plus grands champions, mais il démasque aussi les plus grands traîtres. C’est dans cette chaude ambiance, comme le gouvernement américain insiste pour l’inviter avec Dana à se produire sur les stades des États-Unis, qu’Émile est convoqué.

Camarade, lui dit-on en lui tendant un papier, il va sans dire que cette invitation, tu la refuses, mais il serait aussi bien venu que tu t’exprimes à son sujet. Ce serait très bien, par exemple, si tu disais ceci. Bon, dit Émile, si vous y tenez. Et sur les ondes de la radio d’Etat, le voilà qui tourne en dérision la proposition américaine, précisant que les rencontres ont lieu là-bas sur des pistes de cirque techniquement impraticables, ajoutant qu’il se contente de rire de ces épreuves grotesques et pour tout dire antisportives. Guerre froide et rideau de fer, on ne veut décidément pas qu’Émile aille faire un tour ailleurs. Et on le confirme officiellement un mois plus tard : il ne participera plus à aucune réunion hors des frontières de l’Europe orientale.

Déjà, à Helsinki, on avait pu se demander si Émile était absolument libre de ses mouvements, s’il décidait lui-même de ses compétitions. Juste après le marathon, devant la tribune de presse, un reporter italien lui avait demandé s’il viendrait courir cet automne à Milan. Émile avait levé la tête et, sans un mot, pointé son pouce par-dessus son épaule vers l’un des officiels à veston rouge. Celui-ci avait juste secoué sa grosse tête de gauche à droite, sans s’exprimer plus. D’accord.

Reste à faire ce qu’il peut sur le sol natal, il faut bien s’occuper. Au cours d’une réunion du Club des moniteurs de culture physique de l’armée, Émile déclare par exemple qu’il a envie de battre deux nouveaux records du monde : ceux des vingt-cinq et des trente kilomètres, distances rarement affrontées par les spécialistes et sur lesquelles importent surtout les temps de passage, soit l’ensemble de performances qu’on peut réaliser au cours d’une même épreuve. La tentative aura lieu sur le stade préféré d’Émile, à Stara Boleslav, dans l’agglomération de Houstka, au nord de la Bohême, par vent nul, air humide et 11°. Et le surlendemain, ces records du monde, bien sûr qu’il les bat. Et les temps de passage, bien sûr qu’il s’en joue. C’en deviendrait presque un tout petit peu lassant.

D’ailleurs on dirait que la critique spécialisée commence à se lasser. Émile en fait trop. Il gagne trop. On finira par ne plus s’étonner de ses victoires ou, pire, on ne s’étonnera que lorsqu’il ne vaincra pas. Il semble même qu’à cet égard, la presse sportive se mette à préparer le terrain. D’ici quelques années, prédit-elle, Émile ne sera plus qu’un souvenir. Telle est la loi du sport, soupire-t-elle. On dirait qu’on attend déjà de se débarrasser de lui.

C’est aussi que depuis sa première grande affaire aux Jeux de Londres, à vingt-six ans, Émile est inégalé, Émile est inégalable. Pendant les six années, les deux mille jours qui vont suivre, il sera l’homme qui court le plus vite sur Terre en longues distances. Au point que son patronyme devient aux yeux du monde l’incarnation de la puissance et de la rapidité, ce nom s’est engagé dans la petite armée des synonymes de la vitesse. Ce nom de Zatopek qui n’était rien, qui n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite : on fait zzz et ça va tout de suite vite, comme si cette consonne était un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide : la burette d’huile Émile est fournie avec le moteur Zatopek.

C’en serait même presque injuste : il y a eu d’autres grands artistes dans l’histoire de la course à pied. S’ils n’ont pas eu la même postérité, ne serait-ce pas que chaque fois leur nom tombait moins bien, n’était pas fait pour ça, ne collait pas aussi étroitement que celui d’Émile avec cette discipline – sauf peut-être Mimoun dont le patronyme sonne, lui, comme souffle un des noms du vent. Résultat, on les a oubliés, ce n’est pas plus compliqué, tant pis pour eux.

C’est donc peut-être au fond ce nom qui a fait sa gloire, du moins puissamment contribué à la forger, on peut se le demander. Se demander si ce n’est pas son rythme, son battement qui font qu’il parle encore à tout le monde et fera longtemps encore parler de lui, si ce n’est pas lui qui a fabriqué le mythe, écrit la légende – les noms peuvent aussi réaliser, à eux seuls, des exploits. Mais enfin n’exagérons rien. Tout ça est bien joli sauf qu’un patronyme, on peut lui faire dire ou évoquer ce qu’on veut. Émile eût-il été courtier en grains, peintre non-figuratif ou commissaire politique, on eût sans doute trouvé son nom tout à fait adapté à chacun de ces métiers, dénotant aussi bien la gestion rationnelle, l’abstraction lyrique ou le froid dans le dos. Ç’aurait chaque fois aussi bien collé.

A part ça, dès la fin de l’année, une petite annonce dans la presse fait savoir que le tableau d’affichage des Jeux d’Helsinki est à vendre. Il s’agit d’un ensemble de sept mille lampes en deux cents groupes de trente-cinq. Autre lumière, Joseph Staline s’éteint au début de l’année suivante et le président Gottwald, guide bien-aimé qui a pris froid pendant ses funérailles, meurt à Prague dès son retour de Moscou.